CI Nezha Rabat
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# Nezha Rhondali : du Contact Improvisation à Rabat
*Nezha est une artiste et juriste basée à Rabat. Elle y enseigne depuis dix ans le contact improvisation et y facilite de nombreux évènements autour de la danse et des arts. Elle dirige la compagnie Irtijal, une compagnie de danse marocaine qui vise à transmettre, diffuser et expérimenter les arts contemporains et traditionnels. Elle est également la directrice artistique de Tassarout, un tiers-lieu hybride d'actions artistiques, culturelle et sociale et un espace reconnu comme innovant pour sa manière de réunir art et artisanat.
Cet entretien a été mené à la plage du Petit Nice à Marseille, à la fin d'une résidence de cinq jours à La Friche organisée par Mathilde Monfreux sur son nouveau projet «Mouvementements», inspiré du livre d'Emma Bigé, une expérimentation avec nos savoirs situés, politiques et intimes liés au Contact Improvisation. Cet entretien n'aurait certainement pas pu exister si pendant la semaine qui l'a précédé, nous ne nous étions pas entraîné.es à se situer, se faire confiance dans la confidence, se partager des points de vues de nos vies à l'intérieur et à la marge d'une communauté, de cette pratique qu'est le Contact Improvisation.
Étaient présent.es lors de la résidence : Trécy Afonso, Léo love, Mathilde Monfreux, Nezha Rhondali, Liselotte Singer, Anne-Gaëlle Thiriot, Virginie Thomas et Laurian Houbey*
LEO LOVE: Je sais que ça fait un mois que tu as découvert Wrong Contact, c’est à dire la Oo-ga-la dance et son « Wrong Contact Manifesto avec Ishmael Houston Jones et Fred Holland (1983) et je voulais savoir ce que ça signifiait pour toi ? Et potentiellement, ce que ça signifie pour toi dans ton travail ?
NEZHA : Effectivement, j'ai découvert Wrong Contact il y a un mois. Et je me suis demandé quel impact ça aurait eu dans mon travail si je l'avais découvert au début. En fait, il y avait cette sensation d'être seule qui m'a aussi permis d'être libre dans mon interprétation de ce contact et du coup ma conclusion c'est que c'est bien que je ne l'ai pas connu avant. Dans le sens où pour moi, c'était important quand je suis arrivée au Maroc avec ce bagage de contact improvisation, d'une communauté avec laquelle je me sens en résonance et en même temps à laquelle je ne me sens pas en appartenance. Et d'avoir pris ce temps.
Au départ, je suis arrivée et j'avais fait ma formation. La formation qui m'a le plus impactée, c'était aux États-Unis, dans le Massachusetts, dans la communauté de Northampton, à Earth Dance. C'est là où je suis passée d'une « praticienne » à une « teacher ». Et avec le recul nécessaire quand tu veux enseigner.
Quand je suis arrivée au Maroc, j'étais là avec ce savoir incarné, on va dire, et ma stratégie c'était de reprendre les cours que j'avais reçus.
LL : À Earthdance ?
NEZHA : Les notes de mes deux années de cours, de Berlin, du festival de Kiev, du Canada, de Montréal, de Vancouver où j'avais eu beaucoup d'enseignements différents, qui venaient de personnes différentes et aussi d'approches.
Ce qui m'attirait toujours c'était les somatiques, c'était comme un tronc commun, et qui à moi m'allait parce que le point de départ c’était une vision anatomique, donc un truc très universel du corps.
Et j'ai créé ce contexte-là et c'était de fait assez impressionnant pour mes élèves parce que c'était très bien structuré : mes cours partaient du soma, des exercices plutôt pratiques et des outils de composition. Il y avait tout ce temps de découverte de son propre corps, et ensuite du contact. Et au fur et à mesure j'ai senti ce besoin de lâcher des choses que j'avais reçues et d'observer ce qui se passait dans les corps, ce qui se passait dans le collectif parce qu'il y a des choses qui ont pris très rapidement. En fait, je me suis dit que le contact d'improvisation, c'est africain : nous, on a ce rapport au sol, ce rapport au contact, ce lien très organique. Les sons qui sortent du corps sont beaucoup plus libres au Maroc qu'en France. Par exemple, on ne va pas dire pardon parce qu'on rote... Les expirations, les soupirs, être davantage en phase avec l'état corporel. On feint moins qu'on va bien : quand on ne va pas bien, on le dit.
Et donc, en fait, comme j'ai plusieurs cultures en moi. Ce qui importait c'était de dire, voilà, moi, j'ai cette culture du contact improvisation. Et là, il y a quelque chose qui se passe ici. De l'ordre de la réappropriation. Il fallait partir de ce qui existait déjà sur place et le soutenir. Ce qui apporte encore aujourd'hui tout ce savoir du contact improvisation, c'est le cadre que j'arrive à soutenir qui donne un espace safe, qui donne un espace de liberté, où on enlève la censure, où on enlève les stigmates du genre, de l'âge, de l'handicap. Il y a quelque chose qui s'est créé dans une ouverture.
Je suis passée du rôle de « mama active », où je tiens, je soutiens le truc, à celui de « witnessing ». Parce que dès le début, j'ai créé des espaces de jams, les jams Kabira. On avait plein de jams, les jams Kabira, les jams Femmes, les Secret jams, les jams dans l'espace public… Après ça, j'ai aussi invité la musique traditionnelle, on a invité Gnawa jam, Ahwach jam et ça ce sont des danses traditionnelles qui sont reliées à notre culture musulmane, à notre pratique collective de la religion. Dans lesquelles il y a la transe, il y a ces moments de respiration collective.
Et j'étais super touchée de voir comment cette pratique existait déjà, en fait ! Il suffisait de dire : tu peux faire ça avec ce costume. Et si on enlève le costume et qu'à un moment donné, quand tu as envie de te rouler par terre, tu te roules par terre... Ces interstices de contact improvisation étaient des respirations qui existaient déjà.
Et cela permet une mixité, du coup. Il y a une nouvelle génération qui est déconnectée avec cet ancrage traditionnel, il y a des marocains blancs qui sont complètement déconnectés avec leur culture, qui sont plus à l'attente de l'approbation de la culture occidentale pour pouvoir valider des choses...
Au départ pour moi c'est le contact c'était vraiment dans cette idée de politique créer des espaces de résistance.
Et ça s'est développé. Il y a eu un moment où j'ai arrêté parce que je sentais que j'aspirais à créer un lien aussi avec l'artistique. Et c'est venu avec, dans mon corps, un Wrong Contact. Là, quand j'allais en Europe... Je dansais j'étais anti-flow : nos deux corps nous disent d'aller glisser par terre alors moi je saute. Comme la danse qu'on a eu tous les deux : ton corps il m'a donné envie de faire du Wrong Contact ! Et ça, comme ce matin encore dans la jam, c'est là où je me sens bien. Les chutes...
LL : ...Aller là où on n'irait pas naturellement.
NEZHA : Oui. Parce que pour moi, c'est ça l'impro… Sinon après, ça devient chorégraphier. Tu vois, en fait, cette routine du fluide là, ça perd… Les gens, ils sont là, ils dansent, ils regardent ailleurs, ils pensent à autre chose. Alors que quand tu es dans le Wrong Contact, tu es là, tu es vraiment là. Parce que si t'es pas là, tu peux te faire mal.
Et aujourd’hui, j'ai envie de joie. La résistance, elle est traversée par de la célébration. La politique, le féminisme et l'activisme, je ne veux plus qu’iels soit prit dans de la victimisation, la tristesse de « nous, nous, nous, vous, vous », c'est bon, quoi. Maintenant je suis dans un truc onirique, je veux du beau. C'est pour ça que maintenant je m’intéresse aux costumes, aux lumières, à créer un espace beau.
Je continue à être intéressée par l'espace public parce que l'espace public marocain est beau, la Médina est belle, on a la rivière, l'océan. On a justement un espace intéressant. Rêvons à travers, laissons parler les corps. Laissons-les révéler quelque chose, les solutions, on les trouvera là-dedans, plus que d'en parler, d'essayer de se joindre à des mouvements qui ont lieu hors de notre territoire, créons notre propre mouvement. C'est quoi pour moi le contact aujourd'hui ? C'est quoi pour moi la résistance ?
LL : Et tu disais qu'il y avait pas mal de techniques de retours à l'intérieur de tes cours. Ça, du coup, ça doit participer aussi à...
NEZHA : Exactement, oui. Et ils ont eu beaucoup de gratitude sur ça parce qu'on n'a pas l'habitude de mettre des mots.
On est dans un truc très hiérarchisé dans l'éducation. Les parents ne demandent pas vraiment aux enfants leur avis. Et là, au départ, ça me stressait un petit peu ce truc de la parole. Mais dès le début, moi je commence et termine avec les cercles. Et en plus le cercle, au niveau de la culture marocaine, ça a du sens.
C'est quelque chose qui a toujours été utilisé dans les danses, dans les réunions. Les tables sont circulaires, par exemple. Et pouvoir avoir des moments comme ça de feedback et du coup. T'as une vision de l'extérieur et quand les gens parlent, ils te révèlent tout un univers insoupçonné. De ce que c'était pour eux, cette danse. Il y en a qui disent que c'est la danse de l'âme.
Comme moi je suis venue avec cette vision très basée sur l'anatomie, on n'a pas vraiment de genre. C'est-à-dire les gens quand ils viennent dans l'espace d’Irtijal, tu vois des danses, je trouve que c'est moins genré qu'en Europe : les mecs dansent ensemble et ils sont au niveau de la peau et du glisser et ils prennent le temps, et les filles aussi et les mecs et les filles ensemble aussi.
C'est un moment de communion.
LL : Parce qu’il y a un accent sur la technicité, peut-être plus qu'un imaginaire érotique.
NEZHA : Oui, C'est ça. Et après, moi, je nomme, surtout quand on fait un travail autour du centre, je leur dis, des fois, il peut y avoir des papillons, des désirs qui arrivent. Qu'est-ce qu'on en fait ? Bien sûr, vous pouvez aller plus loin après, mais là, dans l'espace qu'on soutient, pour être sûr que tout le monde se sente à l'aise, on a mis en place un espace où on essaie de transformer ça en danse, une énergie de feu, ou au contraire plus calme.
Ll : Et Somatika ?
NEZHA : Somatika ? Somatika, c'est venu à un moment où j'avais envie - Avant, j'étais très nomade. Ma manière d'entrer dans la danse a été nomade. Je sortais de cours Somatiques, de Skinner Releasing Technique ou de Klein Technique ou de Contact et j'étais dans les rues donc j'ai toujours été dans le mouvement, j'aimais bien bouger.
Et à un moment, je suis tombée en amour pour Rabat. Je me suis sentie très ancrée, très à ma place. Et puis j'ai eu ma fille. Et ça a fait qu’à mes 40 ans, j'ai dit ça y est je veux mon espace je veux créer un lieu où, quand on y rentre toutes les communautés avec lesquelles je travaille se sentent bien. J'ai envie d'avoir la liberté dans les formats, dans les horaires... j'ai envie d'avoir mon sol ! J'ai vraiment besoin de mon parquet, ça, c'est plus pour ma santé. Je sens ce besoin d'avoir mon sol.
Donc Somatika ça part d'un besoin égoïste d'avoir mon espace. Mais qui aussi répond à un besoin du collectif, à un besoin de la communauté, des danseurs mais aussi du reste de la population. C'est un projet qui prend beaucoup de temps parce que moi j'ai aussi créé un autre tiers-lieu, dans un espace dédié à l'artisanat. Donc je suis avec des artisans qui, eux, viennent d'un monde beaucoup plus traditionnel, mais qui sont dans un relationnel du contact ! (rires) Ils ne sont pas au courant, mais voilà.
Et voilà, ce sont des espaces qui, j’en suis persuadée vont créer un point de rencontre entre des corps différents. Pouvoir prendre ce temps. Là, j'ai entamé un travail. Il y a une communauté qui n'arrive pas à venir à mes jams, c'est la communauté LGBTQIAP+ Queer. Et donc, on a décidé de faire un espace en non-mixité et pour moi, c'est un espace transitoire. Pour prendre le temps de créer un langage commun, de créer une communauté qui va pouvoir ensuite venir aux jams. Et se sentir bien.
LL: et du coup se soutenir aussi elle-même...
NEZHA : Se soutenir, créer des dispositifs de feedback, de communication qui nous permettent de rester alerte.
Mais de la même manière que je veux intégrer des personnes non-voyantes. Comme j’ai aussi envie de recevoir dans mon espace le groupe de personnes trisomiques avec qui je travaille depuis trois ans.
Et dans le même temps, j'ai envie de recevoir des chorégraphes, Loïc Touzé, Mathilde Monfreux. Des danseurs professionnels qui ont cette ouverture, cette envie de questionner aussi, mais en respect, on est dans un dialogue. Parce que souvent, quand les étrangers viennent au Maroc, il y a encore ce truc, malgré nous, on est, nous les Marocains, on les regarde d'en bas, on dit « Waouh ».
Créer un socle qui soit capable d’accueillir des personnes occidentales sans verticalité et sans réticence. Enfin moi je suis très « peace », c'est-à-dire que moi-même, au sein de ma communauté activiste, j'essaie toujours de dire « vas-z-y, on respire un peu quoi ». Et ça prend plus de temps, mais j'ai 40 ans, j'ai encore 40 ans devant moi, donc ça va ! (rires) Inch'Allah !